2015年7月30日

Une lettre d’Octave Mannoni à Roland Jaccard datée du 9 décembre 1981


35, Avenue Ferdinand Buisson, [ Paris ] 16e
Ce 9 décembre 1981

Cher Roland Jaccard,

Je vous écris cette lettre, pour que vous en fassiez ce que vous voulez, au sujet du Séminaire de Lacan sur les psychoses. C’est probablement le meilleur de tous les Séminaires qu’il ait prononcés. On s’aperçoit, en le lisant, que la psychose plus précisément la paranoïa a toujours été au centre de ses intérêts depuis l’époque surréaliste où il partageait avec Dali un enthousiasme pour la méthode « paranoïaque critique », et c’est aussi sur ce sujet qu’il a fait sa thèse de médecine, comme on sait.

Les quatre pages (148 - 152) dans l’édition imprimée qui, en apparence, sont une digression réactionnaire, sont probablement les plus belles qu’il ait écrites, et je me rappelle encore, car j’assistais en 1955 à ce Séminaire à Sainte-Anne avec quelle admiration je les avais entendues. Il s’agit d’une analyse saisissante de l’Umwelt socio-politique qui est le cadre où fleurit la paranoïa. Nous avons tendence à oublier un peu ce que fut le grand Lacan avant les noeuds borroméens et les mathèmes.

Tout le Séminaire n’est pas consacré à la paranoïa. Il y a même toute une longue partie qui est consacrée subtilement à des questions grammaticales héritées de Pichon. Le reste traite tantôt de la façon dont l’analyse peut éclairer la psychiatrie au sujet de la paranoïa, mais aussi et c’est peut-être à ses yeux plus important de la façon dont la paranoïa éclaire l’analyse.

Freud a dit, parlant aux analystes : « la névrose est notre métropole », le reste, sciences humaines et psychiatrie, étant comme des « colonies ». Mais on peut dire que pour Lacan c’est le contraire : sa patrie c’est la paranoïa, et c’est de là qu’il a entrepris de coloniser la psychanalyse. Dans ce livre III, comme ailleurs, mieux qu’ailleurs, c’est parfaitement évident.

Ce Séminaire n’est pas véritablement inédit. En 1955 Lacan nous a donné, à quelques uns de ses élèves, des exemplaires photocopiés transcrits par les sténographes. Il me semble qu’à Sainte-Anne on n’employait ni magnetophones ni micro, et j’ai l’impression qu’on entendait beaucoup mieux l’orateur.

À comparer le texte imprimé aux photocopies, on remarque d’abord qu’il ne contient que 60 % du texte original. Je m’en suis aperçu parce que j’ai cité dans mes livres certains passages et que je ne les retrouvais pas dans le nouveau textes. Cela m’a rendu un peu méfiant. 

Lisant avec attention, j’ai sursauté plusieurs fois devant des erreurs qui, sans doute, ne peuvent pas égarer un vieux lacanien, mais qui opposeront à des débutants des problèmes quasiment insolubles. Par exemple, p.128 Lacan dit (dans les termes du texte de 1981) que le moi, comme une sorte d’écran, nous protège contre un certain discours inconscient (je simplifie) et ajoute : « cela n’est pas tiré de l’analyse des psychoses, ce n’est pas la mise en évidence, une fois de plus, des postulats de la notion freudienne de l’inconscient ». Si ce « pas » m’a fait sursauter, quel effet fera-t-il à un débutant ? J’ai d’ailleurs vérifié sur la photocopie, où, au lieu de « pas », on trouve « que » [ note 1 ], évidemment. C’est-à-dire exactement le contraire.

Or il y a souvent de telles inexactitudes, par exemple un « qui » manque p.123, ce qui produit un sens mystérieux [ note 2 ]. Il est quelque part question d’une invention du signifiant, alors naturellement qu’il s’agit d’une intervention du signifiant [ note 3 ]. Mais cette invention fera peut-être un chemin merveilleux chez des étudiants suggestibles.

Je ne me suis pas essayé au travail fastidieux de collationner imprimé et transcription. Cela ne m’est pas nécessaire, je peux corriger de moi-même. Cela me gêne un peu plus que ce style lacanien qui ressemble un peu à un lion ébouriffé, finisse par faire penser à un caniche un peu tondu.

Pour ce qui est de la théorie de la paranoïa telle qu’elle sera présentée dans les Écrits, elle n’est ici qu’à peine ébauchée et encore aux yeux de ceux qui connaissent la suite dans l’opposition du refoulement à la forclusion. Il s’agit essentiellement d’un commentaire sur le texte que Freud a consacré à Schreber.

Et à partir de ce qu’on peut tirer de ce commentaire, on voit se modifier les bases de la théorie analytique. C’est pourquoi je disais ce qui n’est qu’une perspective que Lacan, installé dans la psychose, colonise la psychanalyse, alors que le lecteur moyen s’imagine que c’est l’inverse.

Voilà, cher Roland Jaccard, les impressions dont je peux vous faire part. Vous les utiliserez comme vous voudrais. Si vous voulez me nommer, dites, par exemple, que vous vouliez avoir l’avis de quelqu’un qui en 1955 assistait à ce Séminaire. Et ainsi vous pourrez citer mon nom si vous voulez je n’userai pas du droit de réponse ! Pour cette même raison, je ne citerais pas le nom de celui qui a massacré le texte.

Octave Mannoni

Note 1 :
« C’est une fonction du moi que nous n’ayons pas perpétuellement à entendre cette articulation [ c’est-à-dire la voix de l’inconscient en tant que l’inconscient est le discours de l’Autre et que dans l’inconscient ça parle ] qui organise nos actions comme des actions parlées. Cela n’est pas tiré de l’analyse de la psychose, ce n’est pas la mise en évidence, une fois de plus, des postulats, de la notion freudienne de l’inconscient. » (version millérienne, p.128).
« C’est une fonction du moi que nous n’ayons pas perpétuellement à entendre ce quelque chose d’articulé qui organise comme telles nos actions, comme des actions parlées. Ceci n’est pas tiré de l’analyse de la psychose, ceci n’est que la mise en évidence une fois de plus des postulats de la notion freudienne de l’inconscient. » (version Staferla, p.247).

Note 2 :
« Elle [ la pureté des rayons divins ] ne laisse pas d’être troublée par des éléments partant des âmes examinées, et jouent aux rayons purs toutes sortes de tours, essaient d’en capter la puissance à leur profit, s’interposent entre Schreber et leur action bénéfique. » (version millérienne, p.123).
La prétendue pureté des rayons divins « tout de même laisse apercevoir dans son texte de singulières complicités, une singulière façon d’être troublée, d’être atteinte par toutes sortes d’éléments :
- qui partent d’abord des âmes examinées ,
- qui jouent à ces rayons divins , à ces rayons purs toutes sortes de tours,
- qui par toutes sortes de moyens essaient d’en capter toute la puissance à leur profit,
- et qui aussi s’interposent entre Schreber et leur action bénéfique. » (Version Staferla, p.237).

D’ailleurs il y a une coquille dans la deuxième ligne d’en bas de la page p.123. Erreur : « ciseaux ». Correct : « oiseaux ».

Note 3 :
« La vertu du signifiant, l’efficace de ce mot de crainte, a été de transformer le zèle du début (...) en la fidélité de la fin. Cette transmutation est de l’ordre du signifiant comme tel. Aucune acculumation, aucune superposition, aucune somme de significations, ne peut suffire à la justifier. C’est dans la transmutation de la situation par l’invention du signifiant que réside tout le progès de cette scène, (...).
Qu’il s’agisse d’un texte sacré, d’un roman, d’un drame, d’un monologue ou de n’importe quelle conversation, vous me permettrez de représenter la fonction du signifiant par un artifice spatialisant, dont nous n’avons aucune raison de nous priver. Ce point autour de quoi doit s’exercer toute analyse concrète du discours, je l’appellerai un point de capiton.
Lorsque l’aiguille du matelassier, qui est entrée au moment Dieu fidèle dans toutes ses menaces, ressort, c’est cuit, le gars dit – Je vais me joindre à la troupe fidèle.
Si nous analysions cette scène comme une partition musicale, nous verrions que c’est là le point où viennent se nouer le signifié et le signifiant, entre la masse toujours flottante des significations (...) et le texte. (...).
Le point de capiton est le mot crainte, avec toutes ces connotations trans-significatives. Autour de ce signifiant, tout s’irradie et tout s’organise, à la façon de ces petites lignes de force formées à la surface d’une trame par le point de capiton. C’est le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans ce discours.
Le schéma du point de capiton est essentiel dans l’expérience humaine. Pourquoi ce schéma minimum de l’expérience humaine que Freud nous a donné dans le complexe d’Œdipe, garde-t-il pour nous sa valeur irréductible et pourtant énigmatique ? Et pourquoi ce privilège du complexe d’Œdipe? Pourquoi Freud veut-il toujours, avec tant d’insistance, le retrouver partout ? Pourquoi est-ce là un noeud qui lui paraît si essentiel qu’il ne peut l’abandonner dans la moindre observation particulière ? – si ce n’est parce que la notion du père, très voisine de celle de crainte de Dieu, lui donne l’élément le plus sensible dans l’expérience de ce que j’ ai appelé le point de capiton entre le signifiant et le signifié. » (version millérienne, pp.303-304).

« (...) de par la vertu du signifiant, c’est-à-dire de ce mot crainte, dont, si vous voulez, l’efficace a été de transformer le zèle du début dans la fidélité de la fin, – mais par une transmutation qui est à proprement parler de l’ordre du signifiant comme tel, c’est-à-dire de quelque chose qu’aucune accumulation, qu’aucune superposition, aucune somme de significations prise dans leur ensemble ne peut suffire à se justifier, – c’est dans cette transmutation de la situation par l’intervention du signifiant comme tel que réside le progrès de ce dialogue qui fait passer un personnage du zèle (...) [ du début dans la fidélité de la fin ].
(...) ce que j’appelle la fonction du signifiant dans un discours quelconque, qu’il s’agisse d’un texte sacré, d’un roman, d’un drame, d’un monologue ou de n’importe quelle conversation, est quelque chose que vous me permettrez de représenter par une sorte d’artifice, de comparaison spatialisante – mais nous n’avons aucune raison de nous en priver –, par ce quelque chose qui est le véritable point central autour de quoi doit s’exercer toute analyse concrète du discours. Je l’appellerai un point de capiton.
Et cette sorte d’aiguille de matelassier qui est entrée au moment : ‹ Dieu fidèle dans toutes ses menaces... ›, qui ressort, et le gars dit : ‹ Je vais me joindre à la troupe fidèle... ›, c’est là le point de passage où nous est indiqué ce qui... (...), c’est le point où vient se nouer ce qui est de l’ordre de cette masse amorphe et toujours flottante des significations (...), ce quelque chose qui le relie à ce texte purement admirable (...).
Et le mot crainte est ce signifiant, avec toutes ses connotations trans-significatives, qui est le quelque chose autour de quoi tout s’irradie, tout s’organise, à la façon, si vous voulez, de toutes ces petites lignes de force qui sont formées à la surface d’une trame par le point de capiton. Ce sont là les points de convergence qui permettent de situer à la fois rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans ce sens dans ce discours.
Eh bien, cette notion, cette idée, ce schéma, cette image du point de capiton, c’est de cela qu’il s’agit quand il s’agit de l’expérience humaine, et à proprement parler de minimum de schéma de l’expérience humaine que Freud nous a donnée dans le complexe d’Œdipe, qui garde pour nous sa valeur complètement irréductible, et est malgré tout on peut dire énigmatique pour tous ceux qui s’en sont approchés. Pourquoi, après tout, cette valeur absolument privilégiée autour du complexe d’Œdipe ? Pourquoi ce fait que Freud veut toujours, avec tellement d’insistance, retrouver ? Pourquoi est-ce là pour lui ce noeud qui lui paraît le noeud essentiel de tout le progrès de sa pensée, au point qu’il ne peut l’abandonner même pas dans la moindre observation particulière – si ce n’est parce que la notion de Père, qui est très voisine de la notion de crainte de Dieu, est quelque chose qui lui donne l’élément essentiel le plus sensible dans l’expérience de ce que j’ai appelé point de capiton entre le signifiant et le signifié. » (version Staferla, pp.563-565).


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